Editorial par mon ami Aymen Hacen, "Editorial publié samedi 6 septembre 2008 dans Les Lettres françaises, le supplément littéraire du journal L'Humanité."
J’étais à plusieurs milliers de kilomètres de lui quand il est décédé sur son lit d’hôpital à Houston, aux États-Unis. Mahmoud Darwich est mort au matin du 9 août, heure locale de Houston, et l’après-midi du même jour, heure locale des rivages méditerranéens qui l’ont vu naître. Pourtant il s’agit du même homme et de la même mort. Cette mort qui est la sienne, peut-être pas celle qu’il a choisie, mais celle dont il a rêvé. Il est mort un samedi comme il l’a prédit dans Un bref congé, un des poèmes de son dernier livre Effet papillon (1).
« J’ai cru que je suis mort un samedi
j’ai dit : je dois émettre une dernière volonté
mais je n’ai rien trouvé à émettre…
et j’ai dit : je dois inviter un ami
pour lui annoncer que je suis mort
mais je n’ai trouvé personne…
et j’ai dit : je dois aller dans mon tombeau pour l’occuper
mais je n’ai pas trouvé le chemin
et mon tombeau est resté vide de moi (…) »
Terrible prémonition, certes, mais ce qui a été encore plus terrible pour moi, c’est d’avoir appris la mort de Mahmoud Darwich en début de soirée, au sortir de la sieste, par un courrier électronique du poète israélien Yitzhak Laor, qui a adressé un message collectif à tous les participants du Festival des voix de la Méditerranée de Lodève (tenu du 19 au 28 juillet dernier), pour exprimer son extrême affliction. Oui, malgré mon étourdissement, les vers précédents me sont tout de suite venus à l’esprit, et ceux-là, plus terribles encore, où il est question des massacres de Sabra et de Chatila et dans lesquels Darwich personnifie Sabra afin de la donner en pâture à son bourreau, le Phalangiste épaulé par le Sioniste qui ont le même nom, Fasciste :
« Et le Fasciste poursuit sa danse et rit aux yeux ivres
et de joie il perd la raison, et Sabra n’est plus un corps :
il la recompose comme le souhaitent ses désirs,
et sa volonté la refait
et il ravit une bague de sa chair, quitte son sang pour son
Talmud :
ce sera : mer
ce sera : terre
ce sera : nuées
ce sera : sang
ce sera : nuit
ce sera : assassinat
ce sera : samedi
ce sera Sabra
Sabra : croisement de deux rues sur corps
Sabra : révélation de l’Esprit dans une pierre
Sabra plus personne
Sabra identité de notre ère à tout jamais… »
Indécente est la suite de ce que j’ai vécu ce soir-là et il serait incongru de la raconter en ce lieu. Au récit, je préfère dès lors le discours qui me semble être aujourd’hui le seul capable de répondre aux besoins de la cause. Celle défendue par le poète lui-même : « Quand les martyrs partent se coucher, je me lève et les garde des amateurs des élégies (2). » En effet, on ne tarissait pas d’éloges à l’égard de Darwich vivant, on ne va pas après sa mort, pour ainsi dire, ne pas non plus tarir d’élégies. J’espère pour ma part qu’il sera plus lu après sa mort que de son vivant, car je suis sûr que tous les flagorneurs qui se targuent de le traduire, ceux qui le citent sans cesse et qui écrivent même sur lui, ne l’ont pas lu, du moins pas en entier - de a à z ou de alif à yâ.
Ainsi, à la lecture du dernier livre de Darwich, au moment de sa parution en janvier, je n’y avais pas prêté attention, mais aujourd’hui je comprends la signification de cet « effet papillon », que j’avais commencé par confondre avec « trace de papillon ». En physique, « effet papillon », d’après le Petit Larousse (le Petit Robert l’ayant passé sous silence), est une « image proposée par E. N. Lorenz pour appréhender les phénomènes physiques liés au chaos et selon laquelle une petite perturbation dans un système peut avoir des conséquences considérables et imprévisibles. (Par exemple, dans l’atmosphère, le souffle dû au battement d’une aile de papillon pourrait déclencher une tempête à des milliers de kilomètres de là.) » - Aussi faut-il emprunter ce long, dur et sinueux chemin pour entrer dans cette poésie que d’aucuns tendent à réduire à des slogans et à des credo obsolètes. Ceux-là et leurs credo et leurs slogans sont obsolètes, mais ni la Palestine ni son porte-voix ne le sont. Eux ont la chance - celle qui se mérite parce qu’elle s’« impose »(3) - de se renouveler, non seulement en s’adaptant à leur temps mais encore en courant le « risque » de devancer leur temps et d’en être les précurseurs. Riche, féconde et plurielle est la Palestine et elle a eu le poète qu’elle mérite, car celui qui a dit : « Et la terre se transmet comme la langue » (4), ne s’est pas contenté de la langue qui lui a été transmise par sa mère. Lui, qui a été dépossédé de sa terre, a conquis sa langue afin de reconquérir sa terre et celle de son peuple. Et Darwich a réussi plus que tout autre poète palestinien et arabe ce difficile équilibre entre la poésie et la politique, ce qui lui a permis d’être reconnu et célébré partout comme un poète authentique, à l’instar de quelques-uns de ses propres pairs - Maïakovski, Ristos, Char, Celan et Walcott pour ne citer que ceux-là - qui ont réussi, eux aussi, à faire pencher la balance du côté de la poésie, sans pour autant abandonner la cause que chacun d’entre eux a fait sienne.
D’où ce magnifique témoignage du grand poète Philippe Jaccottet : « Je souffre pour un peuple humilié. La voix de son grand poète Mahmoud Darwich me touche profondément. Puis, à la fin d’un défilé parisien pour la Palestine, quand des extrémistes déploient une banderole souillée par l’ignoble inscription "Mort aux juifs", je bute, une fois de plus, sur l’inextricable. » (5) - Ces paroles me touchent au plus vif de mon être parce qu’elles font d’une pierre trois coups : d’abord, elles reconnaissent une voix, celle de Mahmoud Darwich, qui porte celle de tout un peuple ; ensuite, elles appellent à la modération, au dialogue toujours possible malgré les fanatismes qui triomphent de part et d’autre ; enfin, elles témoignent de la nécessité de la poésie, de l’importance des poètes et du rôle que la poésie et les poètes peuvent jouer ensemble dans le démêlement de « l’inextricable ».
Il me semble là que nous mettons le doigt sur ce je-ne-sais-quoi sur lequel repose le génie poétique de Darwich qui, en évoquant le café de sa mère, ou en parlant de son passeport, ou encore en relatant la misère quotidienne sous un état de siège, impose son rythme personnel aux mots, aux choses et au monde. Si certains ramènent cela à la rigueur ou au travail poétique, je m’obstine à mettre cela sur le compte de la présence d’esprit, de l’extrême sensibilité, en un mot de la lucidité, car la juste colère, la vraie poésie et l’enthousiasme authentique n’aveuglent pas, ils éveillent. Nommer n’est pas tuer. Nommer, c’est éveiller l’esprit qui réside en toute chose. Nommer, c’est éveiller, comme Darwich a su le dire, dans son tout dernier poème, intitulé le Joueur de dés, dit à voix haute à Ramallah début juillet, un mois avant son départ :
« Ainsi naissent les paroles : j’entraîne mon coeur
Qu’il puisse contenir les roses et les épines…
Mystiques sont mes vocables et sensuels mes désirs. » (6)
Poète, merci donc pour l’Éveil.
(2) In Wardon akal (Moins de roses), in OEuvres complètes, tome 2, Beyrouth, Dar al-Awda, 1994, p. 342.
(2) Mahmoud Darwich, Atharou al faracha (l’Effet du
papillon), Beyrouth, Riyad El-Rayyes Books, 2008, p. 181-182.
(3) Rappelons-nous cet aphorisme de René Char qui était
l’un des poètes préférés de Darwich : « Impose ta chance,
serre ton bonheur et va vers ton risque. À te regarder,
ils s’habitueront. », in Rougeur des matinaux, § III,
OEuvres complètes, Paris, Pléiade, 1983, p. 329.
Notons l’italique de l’auteur.
(4) Mahmoud Darwich, Tragédie des narcisses,
comédie de l’argent, in Je vois ce que je veux (1990),
OEuvres complètes, op. cit., p. 422.
(5) Philippe Jaccottet, Israël, cahier bleu,
Fontfroide le Haut, Fata Morgana, 2004, p. 82.
(6) Mahmoud Darwich, le Joueur de dés,
in Al Quds Al Arabi, mercredi 2 juillet 2008, p. 10.
Aymen Hacen (Poète tunisien)